ARTICLE PARU DANS LE MENSUEL BILAN DE JANVIER 1999 Finances Escroquerie sur mesure pour candidats au crédit Le robinet du financement bancaire s'étant réduit pour beaucoup à un goutte à goutte écossais, des entrepreneurs ont crû trouver une issue avec les crédits deposit. Un piège en pleine expansion qui met les polices financières sur la brèche. Tassé sur lui. Des rides épaisses. Le regard triste derrière le verre grossissant de ses lunettes. Pierre François* est mal à l'aise. Dans le bureau de Gottlieb Bodmer, un ex-detective privé genevois devenu agent de recouvrement, cet entrepreneur à la retraite s'enhardit pourtant à raconter ses déboires. Des déboires qui l'ont conduit, lui, ingénieur et industriel en vue du bout du lac, à vendre sa maison et à s'exiler en Extrême-Orient. Des déboires qui l'ont forcé à rompre les ponts avec des proches qu'il n'ose plus regarder en face depuis qu'il s'est "fait avoir". Des déboires qui lui ont coûté au total près de 700 000 francs suisses! Si Pierre François accepte de raconter une histoire où il tient le rôle du pigeon, c'est parce qu'il sait maintenant que son cas est loin d'être unique. Il voudrait que son "témoignage serve de mise en garde" afin d'éviter que ne continue à grossir une nouvelle catégorie de victimes d'escroquerie, celle des arnaqués au financement. Depuis le début de la décennie, les mécanismes de cette forme de criminalité économique plus sournoise que le jeu de l'avion nigérian sont apparus aux quatre coins du globe. Taillés sur mesure pour les hommes d'affaires et les entrepreneurs, ils font un carnage dans ce milieu plus que jamais en quête d'argent frais. De Genève, Gottlieb Bodmer tente ainsi depuis deux ans de récupérer pour une cinquantaine de clients helvétiques et français, l'équivalent de 25 millions de francs détournés par le même réseau d'escrocs qui a piégé Pierre François. En France, deux autres affaires similaires sont venues récemment défrayer la chronique judiciaire (voir l'encadré, Faux banquier et vrai coquin). En Asie, l'enquête d'un juriste suisse, Jean* Shakori, basé à Kuala-Lumpur, a conduit récemment au démantèlement d'un véritable gang qui prétendait disposer de sa propre banque. En Suisse, Dina Balleyguier, juriste de la Commission Fédérale des Banques, et à ce titre régulièrement consulté par des victimes helvétiques, observe "une nette accélération des escroqueries au crédit depuis deux ans". Chef du département de criminalité économique de la police cantonale de Zurich, Heinz Lusti confirme que des plaintes ont été déposées auprès de ses services pour ce genre d'affaires. La justice munichoise a aussi récemment mis en examen deux Allemands et trois Suisses qui proposaient des crédits deposit partout en Europe via une société financière basée à Pfaffikon et au Luxembourg. En dépit des distances géographiques et de leurs nombres, ces affaires présentent les mêmes caractéristiques. A commencer par le fait que les victimes en sont paradoxalement des emprunteurs et non plus des investisseurs. Une inextinguible soif de cash Au départ des escroqueries au crédit, on trouve généralement un besoin de financement insatisfait et urgent. Ici, c'est un industriel malaysien qui envisage l'extension d'une usine. Là, c'est l'achèvement d'un centre commercial qui pousse un promoteur romand dans une quête frénétique de liquide. Ailleurs, c'est un industriel franco-suisse qui, ayant soufflé à la barbe et au nez de grands groupes internationaux l'étude d'un centre de retraitement des déchets ménagers en Extrême-Orient, doit se dépêcher de transformer l'essai en créant une structure d'ingénierie sur place. En 1995, Pierre François rêvait, lui, d'un centre haut de gamme de médecine douce sur la côte d'azur. Il avait repéré un château dans les Alpes-Maritimes. Mais pour l'acheter et le transformer, il lui fallait 10 millions de francs français. A la même époque, Etienne Marcel*, un promoteur de la région parisienne, faisait son habituelle tournée des notaires et des marchands de biens à la recherche d'un immeuble à rafraîchir pour sa Société de Rénovation Immobilière. Au cours d'une de ses visites, il tombe sur Pablo Vincent *, un agent immobilier, qui non seulement lui propose un immeuble intéressant mais en plus une opportunité formidable d'en financer la rénovation. "Ce prêt mettait très vite l'argent à disposition contrairement aux opérations que je faisais d'habitude avec le Crédit Agricole." Passablement échaudée par les pertes dans l'immobilier du début de la décennie, la banque verte française n'accorde plus ses crédits aux promoteurs qu'à condition que leurs sociétés autofinancent d'abord l'achat du bien puis vende la moitié des appartements rénovés sur plan. L'opération proposée par Pablo Vincent étant infiniment moins contraignante, Etienne Marcel pensa qu'il pouvait essayer. D'autant que l'emprunt qu'il envisageait restait dans les eaux raisonnables du million de francs français. Le terreau du credit crunch Semblables difficultés dans l'accès aux financements bancaires classiques servent de terreau aux escroqueries. A la CFB, Dina Balleyguier n'hésite d'ailleurs pas à rapprocher l'augmentation des escroqueries au financement à la raréfaction des crédits bancaires. En somme, les escrocs aux crédits exploitent la niche du credit crunch. Mais si c'est la raison, ce n'est pas encore le moyen avec lequel ils embobinent leurs victimes. Sans être experts en finance, des industriels comme Pierre François et des promoteurs comme Etienne Marcel ont tout de même l'expérience de la vie des affaires. Ceux qui les mystifient aussi. TLes escrocs au crédit connaissent sur le bout des doigts les moeurs de la finance internationale, ses raisons sociales off-shore, ses lettres de garanties paraphées par des avocats d'affaires et ses comptes à numéro. C'est dans ce maquis international qu'ils tapissent leurs traquenards. Pour y attirer leurs victimes, ils utilisent des rabatteurs locaux. De même qu'Etienne Marcel apprend l'existence d'une possibilité de crédit par le biais d'un marchand de bien de sa région, c'est un conseiller financier niçois qui met Pierre François au courant du montage attractif qui pourrait lui apporter les dix millions qu'il recherche. A mille kilomètres de distance le promoteur parisien et l'industriel suisse vont être rabattus vers la même société du Delaware (voir l'encadré, Un Off-shore pour tous les budgets), Holding Partners* et dirigé vers le même personnage, Ferdinand Paul*. Habitué des salons première classe des aéroports, ce septuagénaire soigné n'a le plus souvent que quelques minutes à accorder à ceux qui sollicitent ses crédits. Il prend cependant toujours le temps de leur mentionner ses origines suisses, sans doute pour corroborer l'identité de banquier ou de quelque chose d'approchant sous laquelle il se présente. Pierre François a gardé le souvenir d'un financier végétarien, sobre et concerné par la douleur du monde, "presque un prédicateur mormon". Etienne Marcel se dit impressionné par le calme et la maîtrise du directeur d'Holding Partners. Il le juge aussi parfaitement compétent du point de vue financier. Taux d'intérêt attractifs Les propositions de Ferdinand Paul ont toutes les apparences d'une opération cohérente. A Pierre François, il propose par contrat un prêt de 10 millions de francs français sur une période de dix ans. Cet emprunt est assorti d'un taux d'intérêt constant de 6%. C'est séduisant, surtout si l'on songe qu'en 1995, les taux de la Banque de France oscillent entre 5,5% et 9% et qu'à Londres le Pibor mensuel nage dans les mêmes erratiques courants. Les escrocs sont attentifs à offrir une explication plausible à ce qui pourrait passer pour une trop belle aubaine. Ferdinand Paul explique ainsi à Pierre François que son partenaire new-yorkais, le trader Peter & Associates* est une des rares sociétés accréditées à placer dans des projets d'infrastructure des fonds directement issus de la Federal Reserve américaine et du FMI. Appâté lui par un taux de 5,5%, Etienne Marcel, s'entend raconter que les as américains de la finance qui pilotent Peter & Associates produisent des rendements énormes en spéculant sur les marchés financiers. Ces bénéfices leur donnent maintenant la possibilité d'entrer en concurrence avec les banques en offrant des taux hyperconcurrentiels pour de classiques opérations de financement. En Malaisie, le Sud-Africain, chef du réseau qu'a mis à jour Jean Shakori, prétendait que les fonds qu'il prêtait était ceux des riches familles blanches de son pays qui investissaient à l'étranger depuis la fin de l'apartheid. Au cours de son enquête, le juriste lausannois a aussi découvert un autre réseau d'escrocs qui, en pleine guerre du Golfe, affirmait que les fonds avancés appartenaient à de riches koweitis chassés de leur pays. La géopolitique ayant, comme les marchés financiers, l'exceptionnel mérite de susciter toutes élucubrations plausibles (voir l'encadré L'hécatombe silencieuse des roll program), les escrocs en utilisent d'abondance les arcanes. Mais ils donnent aussi des signes plus tangibles de leur sérieux. La condition du deposit L'intérêt éveillé, il reste en effet aux escrocs à faire avaler à leurs victimes la plus grosse pièce de leur lego financier. En l'espèce, pour bénéficier des taux bas et de l'absence complète de toute forme d'hypothèque, Pierre François, Etienne Marcel comme la foule des autres lésés, doivent verser à l'avance un dépôt oscillant entre un dixième et un cinquième de la somme qu'ils souhaitent emprunter. Suivant les cas, ces deposits sont justifiés différemment. Ferdinand Paul l'a présenté à Etienne Marcel comme la seule garantie demandée pour le capital prêté. A Pierre François, il l'a expliqué comme le paiement à l'avance d'intérêts non seulement faibles mais constants sur dix ans. D'autres victimes ont compris ce deposit comme la commission versée aux intermédiaires financiers, voire une preuve de leur sérieux à s'engager dans l'opération. Dans presque tous les cas, c'est cet argent qu'ils n'ont jamais revu. Presque, parce que si personne n'a jamais reçu de prêt, quelques uns ont tout de même vu l'équivalent de leur deposit revenir sous la forme d'une première tranche des versements promis par contrat. L'amorçage de la pompe Pour amorcer leur pompe lorsqu'ils s'attaquent à une région, les escrocs au crédit ont besoin d'une caution locale. Ils choisissent un notable doté d'un épais carnet d'adresse pour qui le système fonctionnera au moins le temps que les rabatteurs aient fait le plein de candidats à l'emprunt. Dans le cas d'Etienne Marcel, c'est un hôtelier qui a servi de chèvre. Dans celui de Pierre François, un avocat. Ferdinand Paul a aussi l'habileté de ne pas accepter trop facilement les candidatures au crédit. Pierre François a par exemple dû rédiger un business plan détaillé. On lui a aussi recommandé de s'engager plus avant dans son projet en signe de bonne foi. L'entrepreneur genevois a ainsi signé une promesse d'achat sur le château qu'il entendait restaurer. "Cette obligation de rédiger des dossiers et de s'engager a un effet psychologique redoutable, commente Gottlieb Bodmer, la future victime s'est trop investie personnellement. Désormais, elle veut y croire." Une fois ce climat établi, il reste aux escrocs à ferrer leur poisson. Pour cela, ils disposent d'un hameçon ébauché dans les meilleurs bureaux d'avocats anglo-saxons: une garantie de la disponibilité des fonds. Ferdinand Paul a fourni à Pierre François et à Etienne Marcel exactement le même Profit facility agreement rédigé par un bureau d'avocat de Londres. En lisant ce document en anglais tous deux ont conclu que la société de Ferdinand Paul disposait effectivement d'une garantie de 22,5 millions de dollars, soit largement de quoi leur prêter les sommes qu'isolément ils recherchaient. Pierre François se rend donc fin septembre 1995 à Londres pour y retrouver Ferdinand Paul et signer le contrat de son emprunt. Quelques jours plus tard, il fait verser par sa banque 450 000 francs suisses sur le compte qu'a ouvert en début d'année le holding américain auprès d'une banque étrangère de Genève. A la même époque, Etienne Marcel verse, lui, 30 000 dollars exactement dans les mêmes conditions et surtout exactement sur le même compte. On trinque. Tout le monde sourit. Mais pas pour les mêmes raisons. Contrairement à ce qui avait été prévu dans les contrats, les échéances à 30, 60 puis 90 jours tombent et les crédits ne sont pas débloqués. Les relances des deux hommes d'affaires donnent lieu à des réponses surréalistes de Ferdinand Paul (voir document). Quand ils passent aux menaces, on leur renvoi des chèques sans provision. Leur patience est à bout. Surtout dans le cas de Pierre François pour qui ce retard est synonyme de catastrophe. Ne pouvant honorer dans les délais prévus la promesse d'achat du château qu'il comptait transformer, l'industriel suisse est débité par son vendeur des 10% de la transaction. "Les escrocs poussent souvent leurs victimes à contracter des dettes sur la foi du prêt. Quand celui-ci n'arrive pas l'imbroglio dans lequel elles se retrouvent empétrées, leur donne tout le temps de disparaître.", remarque Jean Shakori. Parce que bien sûr, la pièce étant jouée, les acteurs s'estompent et les décors se décomposent entre les doigts de ceux qui tentent de les saisir. L'enquête impossible Etienne Marcel qui a eu la prudence de ne pas s'engager avant d'avoir effectivement reçu son crédit tente de retrouver la société financière de Ferdinand Paul à Londres. Il tombe sur des bureaux désertés. L'autre adresse sur Bond Street qu'on lui a remis est celle d'une société où l'on fabrique les coquilles off-shore à la chaîne. Sa piste s'arrête là. Pierre François charge son avocat genevois d'une démarche légale. Mais au courrier que ce dernier adresse à son homologue londonien, on répond en s'étonnant qu'on ait pu prendre le Profit Facility Agreement comme une quelconque forme de garantie de la disponibilité des fonds. Il ne reste plus aux victimes qu'à aller trouver la police. Si elles osent. Experts dans l'art du montage défiscalisé, les escrocs ont parfois entraîné leur victime dans une situation d'illégalité. Si l'argent de Pierre François était déclaré au départ, Ferdinand Paul lui avait recommandé de déposer son prêt sur une structure à Jersey afin d'éviter au citoyen helvétique la curiosité du fisc français. Mis en confiance l'entrepreneur suisse a benoîtement suivi ce conseil dont la seule utilité est de lui lier la langue aujourd'hui. D'autres victimes ont aussi vu dans l'opération de crédit l'opportunité de blanchir de l'argent non déclaré. En effectuant le dépôt initial à l'étranger avec de l'argent au noir, elles touchaient ensuite un prêt déclarable. Ces tentatives de berner le fisc ne facilitent pas le travail des polices financières. A Zurich, Heinz Lusti observe que certaines victimes, identifiées au cours d' enquêtes parallèles, refusent de porter plainte. Difficile de demander justice à l'Etat en révélant à ce même Etat qu'on a tenté de le flouer. Mais plus encore que cette omerta, ce sont les caractéristiques internationales des escroqueries au crédit qui compliquent les enquêtes. Etienne Marcel a porté plainte. Mais quelle police, quel tribunal sont compétents pour enquêter sur une société anglaise détenue par un holding du Delaware associé à une structure new yorkaise dont les crédits ont été proposés en France et les deposits versés sur un compte suisse? Cette difficulté à établir un for juridique n'est toutefois pas une assurance tranquillité pour les escrocs. Certaines victimes comme Pierre François ont mis sur leur trace des agents de recouvrement. Suite aux plaintes qu'elle a enregistré, la police financière française a adressé une demande d'entraide internationale à Genève pour que le secret sur les comptes d'Holding Partners soit levé et les détournements de fonds démontrés. Mais de telles procédures sont lentes. Aucune des enquêtes évoquées ici n'a encore abouti à une condamnation. Taillées sur mesure par des aigrefins experts dans l'art du montage financier, les escroqueries au crédit n'ont probablement pas fini de causer des dégâts économiques. Difficile pour des entrepreneurs affamés de crédit de se rappeler que quand un plan financier est trop beau pour être vrai, c'est qu'il l'est. |